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Le Sacre du printemps Igor Stravinski
Carte d’identité de l’œuvre : Le Sacre du printemps de Igor Stravinski |
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Genre | ballet |
Argument | Igor Stravinski et Nicolas Roerich |
Composition | entre 1911 et 1913, révision en 1947 |
Dédicataire | Nicolas Roerich |
Création | le 29 mai 1913 au Théâtre des Champs-Élysées à Paris, par les Ballets russes de Serge Diaghilev, sur une chorégraphie de Vaslav Nijinski, des décors et costumes de Nicolas Roerich et sous la direction de Pierre Monteux |
Forme | ballet en deux tableaux : Premier tableau : L’Adoration de la terre 1. Introduction 2. Augures printaniers - Danses des adolescentes 3. Jeu du rapt 4. Rondes printanières 5. Jeux des cités rivales 6. Cortège du sage 7. L’Adoration de la terre 8. Danse de la terre Deuxième tableau : Le Sacrifice 1. Introduction 2. Cercles mystérieux des adolescentes 3. Glorification de l’élue 4. Évocation des ancêtres 5. Action rituelle des ancêtres 6. Danse sacrale |
Instrumentation | bois : 1 piccolo, 3 flûtes, 1 flûte alto, 4 hautbois, 1 cor anglais, 1 petite clarinette, 3 clarinettes, 1 clarinette basse, 4 bassons, 1 contrebasson cuivres : 8 cors, 1 trompette piccolo, 4 trompettes, 3 trombones, 2 tubas percussions : timbales, grosse caisse, tam-tam, triangle, tambour de basque, güiro, cymbales antiques cordes frottées : violons 1 et 2, altos, violoncelles, contrebasses |
Un chef-d’œuvre de l’histoire de la musique
L’histoire d’un rite païen
C’est en 1910, à l’époque où il est en pleine composition de L’Oiseau de feu, que Stravinski s’interroge sur ce que sera Le Sacre du printemps, un de ses plus célèbres ballets. Plus qu’une histoire, il s’agit surtout d’une narration en musique évoquant des cérémonies de l’Ancienne Russie où se rejoignent plusieurs formes artistiquesmusique, danse, arts plastiques, costumes. Encouragé par Diaghilev - le créateur des Ballets russes -, c’est avec la collaboration de son ami, Nicolas Roerich1874-1947, Nicolas Roerich crée notamment les décors du ballet des Danses polovtsiennes de Borodine. Il est également connu en tant qu’archéologue, spécialiste de l’univers slave., artiste peintre, que Stravinski conçoit l’argument au cours de l’année 1911. La composition musicale prendra quant à elle un peu plus de temps, entrecoupée par les créations de ses autres ballets, L’Oiseau de feu et Petrouchka. L’achèvement complet de l’œuvre est daté du 8 mars 1913.
Le scandale de 1913
Sous la baguette de Pierre Monteux, la création houleuse du Sacre du printemps a lieu le 29 mai 1913 au Théâtre des Champs-Élysées à Paris, sur une chorégraphie de Nijinski, dans des décors et costumes de Roerich. Le scandale est déclenché plus par les chorégraphies provocantesLes évocations ostentatoires des « mœurs primitives » sont dénoncées par la critique. du ballet que par la rythmique infernale de la musique. Il faut dire que Nijinski a élaboré une série de danses à partir de positions non orthodoxes : gestes de pieds « en dedans », de mains crochues, de bras arrachés de l’intérieur vers l’extérieur, de menus piétinements réalisés en postures courbées ou cambrées, de tournoiements affolés, de sauts frénétiques, d’emboîtements de corps disloqués par des techniques de contorsion malsaine. L’attitude négative du public lors de la création a été si radicale que le spectacle a disparu de l’affiche après huit représentations. Depuis, œuvre majeure du répertoire chorégraphique, l’œuvre a été revisitée des dizaines de fois par les plus grands chorégraphes du moment : de Léonide Massine (1920) à Jérôme Bel (1995) en passant par Maurice Béjart (1959), Flemming Flindt (1968), Pina Bausch (1974), Martha Graham (1984), Min Tanaka (1990), …
Un orchestre éclatant pour une œuvre révolutionnaire
L’ensemble orchestral du Sacre se présente comme une extension de l’orchestre symphonique classique, axée non pas sur les pupitres de cordes frottées mais sur une variété d’instruments à vent dont les familles sont quasi complètes, des instruments piccolos (les plus aigus) aux basses (les plus graves).
Le découpage des scènes ne renie pas définitivement les influences du maître de Stravinski, Rimski-Korsakov, ni même celles de Debussy. Par contre, les couleurs résultant de l’alliage de timbres de l’orchestration typiquement russe tendent à disparaître. C’est le rythme qui s’y substitue et acquiert une place centrale par la révélation des « couleurs primitives ». Néanmoins, utilisés par groupes parallèles, les divers instruments usent parfois d’effets jouant sur leur timbre propre : désaccord de cordes aux violoncelles, grattage sec des cordes, pavillon en l’air des cors, flatterzungeTerme allemand désignant un mode de jeu propre aux instruments à vent : le souffle est émis tout en faisant rouler la langue rapidement, cela provoque un effet de battement caractéristique. des flûtes et des clarinettes, glissandos sur le tam-tam et sur la grosse caisse, … Stravinski désirait une œuvre musicale provocante et iconoclaste, allant à l’encontre des traditions.
Chef-d’œuvre d’énergie musicale, Le Sacre du printemps montre un réseau d’inventivité absolument prodigieux. De la synthèse de tous les éléments musicauxdu folklore revisité à l’accentuation homorythmique inédite opérée par Stravinski naît une multiplicité esthétique qui privilégie intensément les effets acoustiques et la force dramatique. L’œuvre qui a exacerbé au plus haut point le chromatisme, les harmonies âpres, qui a fait éclater le discours par un jeu de ruptures inédit et par un assemblage de timbres « bruts », qui a émancipé la rythmique et qui a libéré l’harmonie tonale de ses gonds classico-romantiques, va cristalliser une attitude révolutionnaire qui sera capitale pour la modernité musicale de la musique du XXe siècle. Elle influencera les successeursde S. Prokofiev à C. Orff, des musiciens du groupe des Six aux pionniers de la pop music de tous genres.
Déroulé de l’œuvre
Sous-titré « Tableaux de la Russie païenne », le ballet n’a comme véritable programme que son découpage musical, les deux grandes sections de la partition (L’Adoration de la terre et Le Sacrifice) se mouvant en deux énormes blocs sonores. Non narratif dans sa présentation, l’argument de Nicolas Roerich évoque des rites en l’honneur de la terre et du printemps, aboutissant au sacrifice humain d’une jeune vierge élue, pour conquérir les faveurs des divinités telluriques. Stravinski, quant à lui, voulait exprimer la sublime montée de la nature qui se renouvelle : la montée totale, panique, de la sève universelle
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I. L’Adoration de la terre
L’Introduction - avant le lever de rideau - évoque l’éveil de la nature, cette grande crainte qui pèse sur tout esprit sensible devant les choses en puissance
. La mélodied’origine lituanienne suraiguë du basson solo se développe, portée ou non par le flot dynamique de l’orchestre. Les boisplus secs, plus nets, moins riches d’expressions faciles, plus émouvants
disait Stravinski participent à l’idée de progression, d’épanchement d’une nature renaissante. En somme, j’ai voulu exprimer dans le Prélude la crainte panique de la nature pour la beauté qui s’élève, une terreur sacrée devant le soleil de midi, une sorte de cri de Pan. Chaque instrument est comme un bourgeon qui pousse sur l’écorce d’un arbre séculaire ; il fait partie d’un formidable ensemble.
La première partie, intitulée Les Augures printaniers - Danses des adolescentes, fait entendre des accentuations irrégulières, un motif rythmique reconnaissable entre tous et accompagné des huit cors. Temps et contretemps rivalisent, créant des effets de surprise, tandis que le cor anglais joue un ostinatomotif mélodico-rythmique inlassablement répété piqué dans un contexte polytonalsuperposition de plusieurs tonalités différentes, en l’occurrence ici do majeur et mi majeur. Le complexe orchestral s’amplifie de façon frénétique jusqu’à la fin de la partie, marquée par les adolescentes tombant sur le sol.
Le Jeu du rapt met en scène un sentiment de « terreur panique » évoquée par les coups de timbales donnés à contretemps. Rupture et explosion sonores forment l’apanage de ce rituel collectif endiablé, qui joue sur les accents et les contrastes dynamiques.
Le préambule des Rondes printanières propose un passage pentatoniqueLe pentatonisme est une échelle musicale constituée de cinq sons différents. de style folklorique « russe » dans lequel les appoggiaturespetites notes étrangères ne faisant pas partie de l’harmonie ou de l’accord qu’elles précèdent simples ou doubles, jouées par les instruments à vent, apportent grâce et légèreté. Alors que les femmes se retirent du jeu scénique, les danseurs en cercle évoluent par groupes, lentement et pesamment. Dans la musique, la lourdeur est caractérisée par le tempo assez lent, et renforcée par le jeu homorythmique de l’orchestreTout l’orchestre joue le même rythme.. Le thème populaire initial revient à la fin du mouvement.
Les Jeux des cités rivales révèlent l’opposition de deux tribus aux caractères violemment contrastés. L’orchestre est traité par blocs d’instruments représentant chaque cité et s’opposant tour à tour. Des gammes en fusées ascendantes suivies de trilles, jouées tantôt aux cordes tantôt aux vents, accompagnent cet affrontement guerrier et apportent une tension supplémentaire.
Le Cortège du sage joue sur le phénomène de répétition incessante (mais légèrement variée) de motifs superposés. La polyrythmiesuperposition de plusieurs rythmes différents particulièrement complexe va de pair avec le déchaînement orchestral, brusquement suspendu à la fin du mouvement.
Suit un épisode de recueillement extrêmement bref avant la Danse de la terre, point final et culminant de cette première partie. Cette danse, frénétique et exubérante à bien des égards, est essentiellement rythmique. Dans le grand crescendo final, le mouvement général est alimenté par des salves de grosse caisse et timbales en roulement, de rapides traits ascendants fusant aux différents instruments de l’orchestre, de trilles, de trémolos et d’accents fortissimo.
II. Le Sacrifice
L’Introduction du deuxième tableau commence par le jeu obscur des adolescentes. Nocturne mystérieux, ce prélude musical est fondé sur un chant aérien, presque vaporeux, d’allure répétitive qui accompagne les danses féminines.
Les Cercles mystérieux des adolescentes reprennent ce même refrain, entrecoupé de passages suspensifs. Il provient de chants populaires russes recueillis par Rimski-Korsakov. Le mouvement se termine dans une accélération de tempo et un puissant crescendo, suivis de dramatiques accords martelés fortissimo qui matérialisent la transition avec le mouvement suivant : une adolescente a été élue et devra accomplir le sacrifice.
Sauvage et martiale, la Glorification de l’élue fait preuve d’un sentiment de puissance vraiment remarquable. Stravinski utilise une palette d’effets dynamiques, véritables moteurs du mouvement : élans vers l’aigu, atmosphère vive et sonore (nuance forte à fortississimo), glissandos furieux, pédalesnotes tenues ou répétées sur de longues durées à l’octave, homorythmie de groupes instrumentaux, ostinatos.
L’Évocation des ancêtres se présente comme une danse brutale d’hommes. Pour caractériser cet aspect viril, le compositeur va notamment insister sur les effets dynamiques : de grands crescendos, un jeu en écho... À la fin de la cérémonie, les anciens apparaissent et s’accroupissent devant le cercle, comme un tribunal de sages.
L’Action rituelle des ancêtres se profile sur une basse scandée marquant les tempsLes temps sont donnés par les cordes, les cors et la grosse caisse, alors que timbale et tambour de basque jouent les contre-temps., évoquant la marche en procession. Celle-ci se met en mouvement sur un bref motif chromatique répétitif (joué au cor anglais), complété par un contre-chant aux couleurs orientales (à la flûte alto).
Dans la Danse sacrale de l’élue le mouvement vif est organisé selon une forme rondoalternance de couplets avec un refrain, Stravinski y traite l’orchestre comme un seul et unique instrument à registres multiples, jouant staccatoen détachant nettement les notes, dans une apothéose d’accentuations rythmiques.
Auteurs : Bruno Guilois et Pierre Albert Castanet