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Page découverte
Incontournable du Musée
Luth banza
Ce luth banza, collecté par l’abolitionniste français Victor Schœlcher (1804-1893) lors d’un séjour à Haïti en 1841, est aujourd’hui considéré comme l’une des plus anciennes sources du banjo et un jalon important dans l’histoire des connexions entre les instruments d’Afrique et ceux des Amériques.
Luth banza
Luth banza, Anonyme | |
Numéro d’inventaire | E.415 |
Année de fabrication | avant 1841 |
Lieu de fabrication | Haïti, Antilles |
Vue de l’œuvre
Description
Ce luth à quatre cordes est formé d’une caisse de résonance en gourde, recouverte d’une table d’harmonie en peau fixée à l’aide de clous de tapissier.
Il possède un manche plat en bois, sans frettes, supportant quatre chevilles, dont l’une plus basse que les autres permettait de tendre un bourdon, soit une corde pincée à vide avec le pouce.
La caisse est également percée de cinq trous acoustiques, dont plusieurs ont une forme de croix.
Au centre de la touche figure un dessin au compas, piqueté sur tout son tracé, dont le motif pourrait rappeler un visage.
Contexte de collecte
À la suite de son premier séjour aux Amériques qu’il réalise en 1829-1830, au cours duquel il découvre l’horreur de l’esclavage à la Nouvelle-Orléans et à Cuba, Victor Schœlcher, écrivain et journaliste, consacre son temps et son argent à la collecte systématique de documents, de témoignages et d’objets au cours de longs voyages qui lui permettent de nourrir sa dénonciation du système esclavagiste et des préjugés racistes à l’encontre des populations africaines.
En janvier 1841, il débarque à Haïti, avant-dernière étape d’un long périple dans les colonies européennes de la Caraïbe. Grand mélomane, membre actif des cercles artistiques parisiens, il porte un vif intérêt à la culture matérielle des sociétés qu’il découvre, en particulier aux instruments de musique.
Il acquiert alors ce luth qui rejoindra en 1872 le musée instrumental du Conservatoire de musique de Paris, ancêtre du Musée de la musique, au moment du don de sa collection de 49 instruments non-européens.
Bania, banza, banja
Dès la fin du XVIIe siècle, de nombreuses sources littéraires et plusieurs documents iconographiques attestent l’usage ancien de luths pourvus d’une caisse en gourde recouverte d’une membrane parmi les populations noires des îles de la Caraïbe et du sud des États-Unis, désignés suivant les sources comme banza, bania, banja ou encore banjah.
Cependant, le banza collecté par Schœlcher à Haïti est l’un des seuls exemplaires ayant survécu et le mieux documenté. La célèbre aquarelle Music and Dance in Beaufort County, peinte vers 1785-1790 et attribuée à John Rose montre un instrument d’une similitude frappante avec le banza du Musée. Tout aussi proches sont les luths strum-strumps jamaïcains dépeints par Hans Sloane, médecin, propriétaire de plantation et fondateur du British Museum, dans les années 1690.
Un instrument à la croisée des continents
L’étude du banza du Musée de la musique donne un nouvel éclairage sur les origines du banjo.
Si le banza de Schœlcher montre, à l’image des premiers instruments américains, des caractéristiques formelles et techniques communes avec les luths d’Afrique de l’Ouest (manche passant sur ou à travers la caisse en gourde ou en calebasse, table d’harmonie en peau, présence d’un bourdon…), il signale, à l’instar des exemplaires décrits dans les sources – tous dotés d’un manche plat, avec des chevilles en bois – une possible influence de la lutherie européenne.
Au-delà de sa forme, deux autres détails sur le banza du musée soulignent la réinvention spirituelle des instruments africains aux Amériques. La présence du motif gravé sur la touche, identifié comme le « masque d’un esprit » par l’historien de l’art Robert Farris Thompson, pourrait renvoyer aux traditions nago-yoruba du Bénin et du Nigeria actuels. Quant à la forme en croix de certaines ouïes du banza, elle fusionne des conceptions issues aussi bien de la cosmogonie kongo que du christianisme.
Le banza haïtien forme ainsi un « espace de corrélation », selon l’expression de la chercheuse Cécile Fromont, assemblant et redéfinissant dans le creuset caribéen des formes, des techniques, des symboles d’Afrique et d’Europe. Tout en portant des réminiscences formelles et symboliques ouest-africaines, sa création prend racine dans le terreau culturel complexe des plantations américaines.