Page découverte
L’Histoire du soldatIgor Stravinski
Carte d’identité de l’œuvre : L’Histoire du Soldat d’Igor Stravinski |
|
Genre | œuvre lue, jouée, dansée |
Librettiste | Charles Ferdinand Ramuz |
Langue du livret | français |
Composition | en 1918 à Morges, en Suisse |
Création | le 28 septembre 1918 au Théâtre de Lausanne, en Suisse |
Forme | Première partie Marche du Soldat (1) Petits airs au bord du ruisseau (1) Marche du Soldat (2) Pastorale (1) Pastorale (2) Petits airs au bord du ruisseau (2) Deuxième partie Marche du Soldat (3) Marche Royale Petit concert Trois danses : tango, valse, ragtime Danse du Diable Petit choral Couplets du Diable Grand choral Marche triomphale du Diable |
Instrumentation | voix : le Lecteur, le Soldat, le Diable ensemble de 7 instrumentistes : clarinette, basson, cornet à pistons, trombone ténor jouant aussi trombone basse, violon, contrebasse, percussion (caisses claires, tambour de basque, grosse caisse, cymbales, tambourin et triangle) |
Contexte de composition et de création
Lorsque la Première Guerre mondiale éclate en 1914, le compositeur Igor Stravinski quitte la Russie et se réfugie en Suisse, dans la petite ville de Morges. Dans ce climat d’incertitude, il partage la solitude de sa condition d’artiste avec le chef d’orchestre Ernest Ansermet, le peintre René Auberjonois et l’écrivain et poète Charles Ferdinand Ramuz. Ce dernier entretient avec Stravinski une amitié durable et devient un collaborateur précieux. C’est lui qui aide le compositeur à traduire du russe au français le texte de deux œuvres chantées : Les Noces et Renard.
En 1917, la révolution qui survient en Russie amenuise encore un peu plus les liens entre Stravinski et son pays natal. Ses biens sont confisqués et il est privé des revenus que lui rapportaient ses œuvres. Diaghilev, l’impresario avec lequel il avait collaboré au début des années 1910, ne peut guère l’aider car ses Ballets Russes sont eux aussi en exil.
Pour subsister malgré les pénuries et les privations liées à la guerre, il faut créer un spectacle qui coûterait moins cher qu’un opéra. En 1917, Ramuz et Stravinski élaborent donc le projet de fonder un petit théâtre ambulant, avec des moyens limités au maximum, que l’on [pourrait] facilement transporter d’un endroit à l’autre et présenter dans des locaux modestes
[1]. Les troupes de théâtre qui parcouraient la Russie durant son enfance ont forgé le goût du compositeur pour le théâtre populaire, et il observe avec intérêt, depuis la Suisse, les expérimentations de l’avant-garde russe qui s’inspire de ces formes de spectacle. À son tour, il souhaite écrire une œuvre dans l’esprit des spectacles de saltimbanques du Moyen Âge, qui forment la toile de fond de son ballet Petrouchka. Ce sera un spectacle comportant peu de personnages et dont l’orchestre sera réduit à sept musiciens, pour pouvoir être joué même dans les villages.
Stravinski montre à Ramuz le recueil de contes populaires russes d’Alexandre Afanassiev. Ils choisissent une histoire bien connue, celle d’un soldat déserteur qui pactise avec le Diable et finit par perdre son âme… S’inspirant de ce conte et d’anciennes versions du pacte entre Faust et Méphisto écrites pour le théâtre de marionnettes, Ramuz travaille d’arrache-pied pour écrire une suite de scènes destinées à être lues, jouées et dansées. N’étant pas homme de théâtre, j’avais proposé à Stravinsky d’écrire, plutôt qu’une pièce au sens propre, une histoire… Pour Stravinsky, il avait été convenu qu’il concevrait sa musique comme pouvant être une “Suite”, ce qui permettrait de l’exécuter au concert
[2], écrit Ramuz, dans ses Souvenirs sur Stravinsky.
L’Histoire du Soldat est présentée pour la première fois en public quelques semaines avant la fin de la guerre. L’Orchestre de la Suisse Romande est dirigé par Ernest Ansermet, les décors et les costumes ont été créés par René Auberjonois et la mise en scène du spectacle est signée Georges Pitoëff. Malgré le succès rencontré par l’œuvre auprès du public, la tournée prévue à travers la Suisse doit être annulée en raison de l’épidémie de grippe qui sévit en Europe. L’Histoire du Soldat sera cependant souvent rejouée à partir de 1923, dans sa version scénique ou de concert.
L’argument
L’Histoire du Soldat se passe dans le canton de Vaud, en Suisse : étrange, puisque ce pays ne s’engage dans aucune guerre européenne depuis 1815 ! Joseph Dupraz, un Soldat en permission, rentre chez lui à pied – dans un village de vignerons semblable à ceux que Ramuz connaissait bien. Lorsque le Diable apparaît sous les traits d’un vieil homme, Joseph se laisse convaincre de lui donner son violon en échange d’un livre magique devant assurer sa richesse. Le Soldat est invité chez le Diable pendant trois jours, afin de lui enseigner le violon. Or le temps n’existe pas en enfer. Lorsque Joseph arrive dans son village, trois ans se sont écoulés. Sa mère et sa fiancée le regardent comme un étranger.
Alors, le Soldat se met à lire le livre magique et devient extrêmement riche, sans pour autant trouver le bonheur. Il part sur les routes et arrive dans un nouveau pays où demeure une Princesse malade. Enivrant le Diable au cours d’une partie de cartes dans laquelle il perd toute sa fortune, Joseph réussit à lui reprendre son violon. Il guérit la Princesse en jouant de la musique et obtient sa main. Curieuse de connaître le village natal de son époux, la Princesse exhorte Joseph à partir avec elle. Mais le Diable l’avait prévenu : Qui les limites franchira, en mon pouvoir tombera
. À peine Joseph franchit-il la frontière du royaume qu’il retombe dans les filets du Diable.
Si la plupart des contes possèdent une fin heureuse, L’Histoire du Soldat s’achève quant à lui sur la victoire du Diable, infiniment plus fort qu’un pauvre Soldat. Mais les questions que l’œuvre aborde sont communes à bien des fables : ce qui rend heureux peut-il s’acheter ? L’argent rend-il vraiment libre ? À travers des actes et des personnages symboliques, les contes servent non seulement à faire rêver mais aussi à avertir des dangers, à enseigner la prudence et la modestie.
Les personnages
Le Lecteur :
Par son récit scandé sur la musique et ses commentaires narratifs entre les différents tableaux, le Lecteur introduit et raconte l’histoire.
Le Soldat :
Entremêlant les lieux et les époques, Stravinski et Ramuz ont imaginé un Soldat suisse à l’image de ceux que l’on trouve dans les contes : pauvres, souvent crédules, mais audacieux. Même en congé, il continue à avancer au rythme d’une « marche militaire » utilisée pour maintenir l’ordre dans les rangs de l’armée. Joseph est un pauvre Soldat illettré, fasciné par un livre qui renferme des secrets défendus : il s’exprime dans la langue populaire, parlée et non écrite, que Ramuz met à l’honneur dans ses œuvres. L’« oralité poétique »[3] du texte a choqué certains de ses contemporains, mais ce langage simple et puissant a contribué à faire de L’Histoire du Soldat un chef-d’œuvre !
Le Diable :
En le retenant trois ans en enfer, le Diable dupe le Soldat qui, à son retour, n’est plus reconnu par ses proches : le Diable brise la communion, l’harmonie et les liens entre les êtres humains. Aussi, Stravinski ne lui fait pas chanter une jolie mélodie, mais parler en musique, comme le Lecteur.
La Princesse :
Dans les contes merveilleux, le héros épouse la Princesse au terme d’une série d’épreuves destinées à prouver sa vaillance : ainsi Joseph parvient-il à guérir la fille d’un roi, qui lui est donnée en mariage. Ce personnage muet est incarné par une danseuse. Lorsque le spectacle est donné sur scène, elle s’éveille au son du tango, de la valse et du ragtime joués par Joseph, et se met à danser avec lui. Mais, comme dans la légende de Lohengrin, la curiosité de la Princesse quant au passé de son mari conduit le Soldat à sa perte.
Le langage musical
La structure musicale et théâtrale
L’Histoire du Soldat combine différents modes d’expression – musique, texte parlé, danse et mime – qui interagissent et structurent l’œuvre en deux grandes parties.
La première partie nous montre le Soldat Joseph trompé par le Diable, devenu riche mais nostalgique du temps où il possédait les choses vraies, […] les choses du dedans, les seules qui fassent besoin
[4].
Cette première partie s’articule autour de trois atmosphères musicales :
- Marche du Soldat : l’épuisement de Joseph, son allure inconstante se font sentir dans l’irrégularité des temps forts qui, à cause des fréquents changements de mesure, se décalent par rapport à la pulsation régulière de la contrebasse ;
- Petits airs au bord du Ruisseau : le Soldat joue sur son violon une mélodie typiquement russe, simple et émouvante, accompagné par les pizzicatos de la contrebasse évoquant les battements de son cœur ;
- Pastorale : un dialogue dépouillé entre la clarinette, le basson et le cornet à pistons exprime le désespoir du Soldat. Les instruments à vent – que l'imaginaire renvoie à ceux des bergers dans les montagnes – évoquent aussi la solitude.
La répétition de ces morceaux, légèrement modifiés, donne à l’auditeur l’impression de tourner en rond : le temps se fige, l’avant et l’après se confondent, comme dans les contes.
Dans la deuxième partie, une nouvelle histoire débute où le Soldat se met en quête de la Princesse malade. La construction musicale repose sur l’alternance de trois types de pièces :
- les marches : la reprise de la Marche du Soldat est suivie d’une Marche Royale – un hymne associé à la conquête de la Princesse, jouée par des instruments puissants qui peuvent s’entendre en plein air : les cuivres (cornet à pistons et trombone) et les percussions. Le Petit Concert et les Couplets du Diable peuvent également être assimilés à des marches, et c’est encore une grotesque Marche triomphale du Diable qui referme l’œuvre ;
- les danses : danses jouées par le Soldat pour guérir la Princesse ou Danse du Diable corrosive qui les prolonge, elles sont prétexte à faire passer la musique au premier plan et à entretenir le spectacle ;
- les chorals : les instruments à vent entonnent une hymne protestante réécrite par Stravinski, qui joue à faire alterner cette musique sacrée – symbole du bonheur accessible – avec la danse et les Couplets du Diable.
L’invention d’un nouveau langage
L’instrumentation
Stravinski écrit cette partition pour un petit orchestre de solistes, avec un instrument aigu et un instrument grave pour chaque famille instrumentale : violon et contrebasse (cordes), clarinette et basson (bois), cornet à pistons et trombone (cuivres), ainsi que des percussions. Le violon, instrument populaire qui anime les bals villageois, a un rôle central dans l’œuvre. Il est un vrai personnage musical dans l’ensemble instrumental. En cédant son violon au Diable, Joseph lui livre aussi son esprit, symbolisé par l’âmeSituée à l’intérieur du violon, l’âme est une petite baguette de bois maintenue entre la table et le fond de l’instrument. Elle transmet les vibrations à toute la caisse de résonance et permet ainsi au violon de sonner. de l’instrument. Stravinski fait également une large place aux instruments à vents et aux percussions – grosse caisse, tambours, cymbales – chers aux fanfares vaudoises. Très exigeante, l’œuvre demande aux sept instrumentistes beaucoup de virtuosité.
L’Histoire du Soldat est, en quelque sorte, un opéra sans chant. À la place, la voix parlée, à la façon d’un mélodrame ou d’un récitatif, apparaît entre les tableaux mais également durant la musique :
- rythmée, avec une diction précisément notée qui permet au compositeur de faire de la voix un instrument à part entière et de lui confier des motifs de marche (Marche du Soldat et Couplets du Diable) ;
- criée, mais non rythmée (Petit Concert) ;
- dans les silences, ou sur des accords tenus (Grand Choral).
Cependant, si elle s’associe ponctuellement au récit au travers de motifs récurrents et de rares effets illustratifs, la musique de Stravinski reste majoritairement autonome.
La mélodie et le rythme
Dans L’Histoire du Soldat, Stravinski s’est focalisé sur les aspects mélodiques et rythmiques, plutôt que sur l’harmonie créée par les accords.
La vitalité rythmique est omniprésente dans cette partition comme dans beaucoup d’œuvres du compositeur. Le rythme est minutieusement écrit selon un principe d’irrégularité des points d’appui (notamment dans la Danse du Diable ou dans la Marche triomphale du Diable), qui crée une sensation de déséquilibre constant, une succession de surprises. Les syncopes et les contretemps que Stravinski, au contact du jazz, introduit dans L’Histoire du Soldat, donnent encore plus de relief à la désarticulation rythmique permanente.
Par ailleurs, le compositeur utilise un « kaléidoscope de motifs »[5] : autrement dit, il crée des correspondances entre musique et texte en associant une mélodie et un rythme spécifiques à un tableau (marche, danse, pastorale et choral) ou à un personnage (le Soldat, le Diable, la Princesse et même le roi, qui n’est pas représenté sur scène). La transformation progressive et la juxtaposition de ces motifs créent un sentiment de confusion et d’improvisation, savamment élaboré par Stravinski ! Pas de recours à l’émotion, pas de séduction forcée par un effet d’apogée, mais un discours extrêmement construit qui parvient à rendre L’Histoire du Soldat à la fois humoristique et grave, foisonnante et dépouillée.
La diversité des sources d’inspiration
L’audace et le succès de Stravinski reposent notamment sur sa capacité à réinventer sans cesse son langage musical, en intégrant les principales tendances de son époque, tout en s’inspirant des formes et des genres du passé. Dans L’Histoire du Soldat, il effectue un parcours cosmopolite et dans le temps, en revisitant et en recomposant à sa façon la musique nationale russe, le tango (danse d’Amérique du Sud à la mode dans les années 1910), la valse (dansée en Europe au XIXe siècle), ou encore le ragtime, venant du jazz afro-américain nouveau-né, vigoureux et original sur le plan rythmique – c’est le chef d’orchestre Ernest Ansermet qui, de retour d’une tournée aux États-Unis, lui rapporte des partitions de jazz… dont il s’inspire sans en avoir jamais entendu !
Ainsi, L’Histoire du Soldat n’appartient plus à aucun genre défini. Par son originalité formelle et son langage résolument neuf, l’œuvre a marqué la naissance du théâtre musical au XXe siècle.
Zoom sur la Danse du Diable
Après le Ragtime qui laisse le Soldat Joseph et la Princesse enlacés, le Diable surgit pour mettre fin à cette idylle. Il tente de s’emparer du violon mais, percé à jour par Joseph qui commence à jouer, le démon se désarticule au son d’une Danse du Diable caustique et acerbe.
Dans ce morceau joué rapidement (Allegro), on relève un premier motif nerveux et tourmenté associé au Diable, énoncé fortissimo dès la deuxième mesure par le basson et la contrebasse :
Un second motif associé au Diable se juxtapose à celui-ci. Issu d’un motif associé au Soldat, il symbolise l’emprise du Diable sur ce dernier. Déjà apparu de façon cachée dans les Petits airs au bord du ruisseau (première partie), il est ici exposé au grand jour par la clarinette en si bémol :
Un troisième élément est caractérisé par son chromatisme (progression de demi-ton en demi-ton) ondulant, image de la perfidie traditionnellement associée au serpent et au Diable. Énoncé dès le Petit Concert par la clarinette, il est réutilisé par Stravinski dans la Danse du Diable et confié au basson, dans l’aigu, en contrechant du motif de la clarinette ci-dessus :
Reconnaissable à ses notes accentuées, déjà esquissées de façon déguisée dans la Marche du Soldat (première partie) mais affirmées avec force dès la première mesure de cette Danse du Diable, un quatrième motif intervient, joué par le violon et le basson :
Ce motif joue un rôle important dans l’œuvre : on le retrouve clairement énoncé dans la Marche Royale, le Petit Concert et la Marche triomphale du Diable, comme traduction de la présence maléfique du Diable. De plus, il affirme d’emblée la persistance du diabolus in musica, l’intervalle de triton associé au Diable.
Pour ajouter à la vivacité aigre du morceau, Stravinski fait sonner le violon comme un instrument populaire. Il préconise en effet de jouer au talonextrémité inférieure de l’archet, pour imiter le son sec d’un violon « bon marché »[6], et écrit une partition nécessitant de faire sonner plusieurs cordes en même temps, un procédé typique du folklore, aux antipodes du jeu romantique.
Sources principales
- Anthony GIRARD, Le langage musical de Stravinsky dans L’Histoire du Soldat, Éditions Billaudot, Collection Les Cahiers d’analyse musicale, Paris, 2011
- Jean MAILLARD, « L’Histoire du Soldat d’Igor Stravinsky », dans Musica n° 50, mai 1958, pp. 30-35
- Livre-CD L’Histoire du Soldat, commentaires d’Agnès Terrier, Éditions Didier Jeunesse, Paris, 2011
- CD L’Histoire du Soldat de Stravinski, Ensemble Walter Boeykens, Harmonia Mundi, coll. Musique d’abord, 2001
- CD L’Histoire du Soldat de Stravinski, Igor Markevitch, Jean Cocteau, Philips, 1962
- DVD L’Histoire du Soldat de Stravinski, RM Arts / Nederlands Dans Theater, ArtHaus Musik, 1988
Références des citations
Auteure : Hélène Schmit