Exposition du 14 octobre 2016 au 29 janvier 2017 - Musée de la musique, Paris
Introduction
Tout un chacun porte en lui une part de Beethoven – une image, l’évocation d’un nom, ou même quelques notes. L’aura phénoménale du musicien dépasse ainsi largement le cadre de la culture savante. De l’exploration d’horizons artistiques et politiques immenses, souvent inexploités, est né le parcours de l’exposition. Thématique, il montre combien Beethoven, depuis le jour de sa mort jusqu’aux temps présents, est devenu une référence incontournable, ignorant les frontières géographiques et culturelles.
Comprendre cette puissance de rayonnement implique d’apprécier le devenir du musicien en le confrontant au personnage historique. Qui était véritablement cet homme ? Qu’a-t-on décelé en lui d’extraordinaire pour justifier que toute l’Europe artistique, et bientôt la ferveur populaire du monde entier, s’emparent de sa musique et cristallisent autour de lui de multiples fantasmes ? Devenu un véritable mythe, artistique, littéraire et politique, Beethoven continue d’irriguer le présent. Or le cortège d’images qui accompagne sa vie posthume, du monstre démiurge, incarnation de la Douleur sublimée, au chantre de la liberté, sont avant tout les projections de nos consciences. Ainsi est-ce dans l’écart creusé entre l’histoire du musicien et sa réécriture que s’est affirmée l’image de l’artiste moderne, héroïque et tragique à la fois.
Beethoven est né à Bonn, sur le Rhin, en décembre 1770 dans une famille de musiciens attachés à la cour de l’électeur de Cologne. À l’âge de vingt et un ans, il s’établit à Vienne, alors capitale de la musique. Porté par un cercle d’amis et de mécènes illustres, il y est reconnu, de son vivant, comme le créateur par excellence. Composer s’est très tôt imposé à lui comme une nécessité, pressante, voire fulgurante, laissant à sa mort, en 1827, un riche catalogue d’œuvres : symphonies, concertos, ouvertures, sonates, messes, musique de chambre, opéra, danses, chants populaires, Lieder… Longtemps considéré comme l’archétype de l’artiste indépendant, Beethoven a, en réalité, aspiré toute sa vie à obtenir un poste officiel, lui assurant stabilité et aisance matérielle. L’échec de ses tentatives est souvent mis en relation avec la surdité dont il souffre avant même sa trentième année – drame intime auquel il répond par une volonté farouche de créer hors les sentiers connus.
L’aura de Beethoven dépasse aujourd’hui largement le cadre de la culture savante. Comme les grandes icônes politiques ou populaires, il est devenu une référence incontournable, ignorant les frontières culturelles et géographiques.
Dès les années 1960, parallèlement à l’essor du marché du disque, Beethoven entame une carrière mondiale, du Gabon au Japon, de la Chine aux États-Unis, récupéré bientôt par l’industrie de la consommation. Fascinante mais ambivalente, cette conquête de publics toujours plus diversifiés exprime l’idéal d’une fraternité artistique capable de réunir les hommes.
Mais le propre de l’« icône » n’est-il pas de se détacher de l’original ? Ne restent souvent de Beethoven qu’un physique archétypal, une maladie captivante (la surdité), quelques mélodies emblématiques. Sa puissance de rayonnement pose donc autant la question de son incontestable génie que des dangers de son aliénation. Qu’avons-nous fait de Beethoven ?
26 mars 1827, 17h45. Après une longue agonie, Beethoven décède dans son appartement du Schwarzspanierhaus à Vienne, entouré de quelques proches. Leurs récits, souvent saisissants, et les croquis de son corps trépassé disent l’importance du drame qui se joue. Parallèlement, les annonces parues dans la presse en Europe, et bientôt la pompe grandiose de ses funérailles, imposent ce constat : il ne s’agit pas d’une disparition. Bien au contraire, Beethoven, son œuvre et son image commencent leur cycle de métamorphoses, assurant au musicien une vie largement posthume.
La fortune exceptionnelle des masques prélevés sur le musicien, de son vivant et à sa mort, contribue à son apothéose. Depuis près de deux siècles, ils offrent la matière première, et toujours vive, de nombreuses recréations, picturales ou en relief, dramatisées ou détournées. Par-delà l’hommage, ces variations perpétuelles du masque confient Beethoven à l’immortalité.
Porté par l’esprit des Lumières, puis intensifié au XIXe siècle, le culte des Grands Hommes redéfinit le statut intellectuel de l’artiste et la nature de son « génie ». Outre le pouvoir de créer, l’artiste jouit désormais d’une autre faculté, traditionnellement réservée aux dieux : celle de ravir les sens, de posséder l’âme et de la soumettre à ses impulsions. En un mot, le pouvoir d’inspirer.
La représentation de Beethoven, de sa figure et de sa vie, bénéficie de cette « sainte » promotion. Dès les années 1830, le compositeur s’impose dans l’imaginaire collectif comme un prophète, sa vie comme une « légende dorée », son culte comme une religion. Parallèlement, l’écoute de ses œuvres confine souvent à l’expérience sacrée. Véritables « musiques d’absolu », ses neuf symphonies transportent et inspirent. Aujourd’hui encore, l’aura mystique qui auréole Beethoven exprime ce qui échappe à la raison : son humanité d’exception, le sens élevé de sa vocation, la modernité visionnaire de ses œuvres.
L’écoute intérieur
L’imaginaire créé autour de la surdité historique de Beethoven a fortement contribué à la sacralisation du musicien. En devenant sourd, Beethoven aurait reçu le privilège, proprement inouï, de percevoir les harmonies du Ciel, ou même « d’entendre Dieu » selon Antoine Bourdelle. Création acoustique et poétique de Samuel Aden, ce dispositif d’écoute solidienne propose de faire l’expérience – comme jadis Beethoven – d’une autre forme d’audition, délivrée du « hors-soi », et autrement clairvoyante.
La Symphonie des sens
La réception de la Symphonie n° 6, créée à Vienne en 1808 et bientôt reprise en France, contribue notamment à l’accession de Beethoven au rang de « divin créateur ». Dans cette œuvre en effet, publiée dès 1809 sous le titre Symphonie pastorale, le compositeur inscrit le langage inarticulé de l’orchestre dans un cadre scénique : celle d’une campagne pittoresque soumise à l’ordre impérieux de la nature.
Dans le 4e mouvement, succédant à une « réunion joyeuse de paysans », fait irruption un violent « orage ». La musique n’offre pas le commentaire d’une émotion éprouvée dans la « tempête » : elle est le cataclysme, le phénomène naturel à part entière. Le mouvement ne correspond d’ailleurs à aucune forme musicale établie : il dessine un chaos, constitué par la musique elle-même, avec ses dissonances violentes, tremolos de cordes, sonorités stridentes… jusqu’au retour du soleil.
Le saint des saints
Dès le XIXe siècle, à l’heure où le culte de l’art invite à la célébration romantique de l’artiste, Beethoven devient l’objet d’un culte sacré. Celui-ci s’articule très tôt autour d’objets de son quotidien, instruments ou ustensiles, et même de fragments de sa dépouille trois fois enterrée (en 1827 et en 1863 au cimetière de Währing, puis en 1888 au cimetière central de Vienne). Jalousement convoités, ces objets deviennent autant de reliques, bientôt patrimonialisées, aujourd’hui dévotement conservées.
Parallèlement, les demeures où vécut Beethoven, à Bonn et à Vienne, font office de sanctuaires que fréquentent nombre de pèlerins, curieux ou recueillis. Tous viennent y deviner le génie disparu, y respirer une présence, comme évaporée. De Carl Moll à Joseph Beuys, plusieurs artistes investissent enfin ces lieux symboliques, véritables machines à projections, pour tantôt soutenir, tantôt défier cet engouement presque fétichiste.
Au XXe siècle, la musique de Beethoven investit le cinéma comme support fictionnel. Personnages à part entière, ses Sonates secondent l’intrigue, ses Quatuors serrent le nœud des récits, ses Symphonies en soulignent le mystère ou la passion, la tension ou l’horreur.
L’œuvre de Beethoven libère aussi puissamment l’imaginaire visuel des cinéastes. Dans le drame, le polar ou le manga animé, elle encourage l’audace du montage. Dans les expérimentations formelles de la Nouvelle Vague, dans celles d’Andreï Tarkovski ou de Gus van Sant, elle autorise l’immobilisme, la fixation ou, au contraire, d’impensables plans séquences en mouvements. Enfin, dans l’œil de Stanley Kubrick, de Rob Reiner ou de l’Israëlien Nadav Lapid, elle court-circuite la violence filmée pour produire l’effet visuel d’une inquiétante étrangeté. Ainsi la musique de Beethoven agit-elle comme un puissant catalyseur des ambitions du réalisateur.
Plus encore que Géricault ou Rimbaud, Beethoven incarne le mythe de l’artiste tragique dont l’accablement atteste le génie et grandit l’inspiration. Comme toute mythologie, ce portrait livre une certaine vérité. L’existence du musicien est historiquement marquée par la douleur : celle de parents trop vite disparus, celle d’une paternité manquée, et plus encore de la surdité. Pressenti lorsque Beethoven n’a pas trente ans, ce mal (impensable pour un musicien) révolte et inquiète un tempérament peu mondain de nature.
Passées au filtre du mythe, et donc amplifiées, ces expériences façonnent irrémédiablement l’image de Beethoven. Il devient, pour les artistes qui s’y mesurent, un miroir : un être que ronge la souffrance et que rebutent les normes, un compositeur solitaire, farouchement marginal – tandis qu’il a toujours recherché une place officielle et l’amitié des hommes. Ce portrait moral conditionne même le physique de Beethoven. Dans sa vie posthume, il affiche une laideur volontaire, une moue mélancolique, un crâne disproportionné, un regard sauvagement introspectif, où se lisent davantage les conflits de nos propres consciences.
Vies de Beethoven : de l’histoire à l’anecdote
Le mythe de Beethoven repose en grande partie sur la transformation, au fil du temps, de son histoire en une succession d’anecdotes, pittoresques ou exemplaires. Or celles-ci ne sont ni dérisoires, ni accessoires : par leur efficacité narrative et démonstrative, elles montrent en actes le génie de Beethoven. Aux temps forts qui jalonnent historiquement la carrière de Beethoven, s’ajoute ici un deuxième niveau de lecture : la réécriture de ces mêmes événements en autant d’épisodes d’un feuilleton à la gloire de Beethoven. En activant cette "vie parallèle", le visiteur devient témoin du devenir, souvent moralisé, du scénario de son existence.
L’interprétation de la Symphonie héroïque, lors des hommages aux victimes des attentats du 13 novembre 2015, l’exprime sans détour : profondément humaine, l’énergie de la musique de Beethoven ne libère pas seulement une émotion esthétique, mais une conscience politique.
Plus qu’un répertoire de partitions, l’œuvre de Beethoven constitue un acte de pouvoir, un motif d’agir, une licence pour passer à l’action, parfois sous ses formes les plus contradictoires. Combien de rassemblements, libertaires ou nationalistes, sur l’emblématique Hymne à la joie ? Combien de chants patriotiques sur les accents mâles de la Symphonie n° 5 ? Dans l’écriture révolutionnaire de l’opéra Fidelio ou de la sonate Appassionata, se reconnaissent encore l’esprit militant de notre ère, comme nos défis constants de l’adversité.
L’extraordinaire perméabilité politique de l’œuvre de Beethoven contient bien sûr le danger de sa dilution. Mais elle montre, aux heures graves de l’histoire, sa capacité à panser les plaies de l’humanité.
Vienne 1902 : Beethoven sécessionniste
Fondée en 1897 et présidée par Gustav Klimt, la Sécession viennoise ambitionne, dans l’esprit « fin de siècle », une renaissance idéologique et politique. Pour rompre avec une société jugée conservatrice, les Sécessionnistes assignent à l’art cette mission révolutionnaire : rénover la vie sociale en fédérant les hommes sous une même bannière, la Beauté. La XIVe exposition du groupe, tenue au printemps 1902 dans le pavillon construit par Joseph Maria Olbrich au cœur de Vienne, érige Beethoven en figure de proue de la modernité.
La diversité des œuvres présentées, depuis la frise de Klimt, la sculpture polychrome de Max Klinger, jusqu’aux inventions décoratives d’Alfred Roller, plébiscite la théorie wagnérienne de « l’œuvre d’art totale » et vise à retrouver, autour de Beethoven, l’unité originelle des arts. Pour preuve : le jour de l’inauguration, Gustav Mahler dirige le dernier mouvement de la Symphonie n° 9 exécuté par un ensemble de bois et de cuivres.
Les hommes érigent des monuments afin de se remémorer un événement marquant, un être d’exception. Quand l’Antiquité et l’Ancien Régime sacrent des destinées politiques et militaires, les Lumières marquent l’avènement de l’artiste en « Grand Homme », capable d’incarner un peuple, de fédérer une nation.
Élevé en 1845 à Bonn, le monument conçu par Ernst Julius Hähnel est le premier d’une longue série, portée par une véritable « statuomanie », et bientôt par l’aura universelle du musicien. Vienne (1880), Boston (1856), New York (1884), Mexico (1921), Paris (1932) ou, plus récemment, Naruto (1997) et Qingdao (2000) : nombreuses sont les villes à inaugurer leur monument à Beethoven, à l’heure d’une célébration calendaire ou, plus encore, d’une quête identitaire.
Avortés, certains projets demeurent de papier, comme chez Antoine Bourdelle, François Garas, Franz von Stuck ou Fausto Melotti. Preuve que l’apothéose de Beethoven peut se déployer au cœur de la cité comme de l’esprit, en bronze ou à l’encre.
Au contact des célébrations mondiales ordonnées en 1970 pour le bicentenaire de sa naissance, Beethoven est devenu un outil, prisé pour son pouvoir idéologique, utilitaire, voire publicitaire. Devait-on conclure, comme alors Pierre Boulez, que l’Immortel Beethoven courait un danger de mort ?
Crédits de l’exposition
Commissaires : Marie-Pauline Martin, Colin Lemoine
Scénographe : Atelier Maciej Fiszer, chef de projet Gerardo Izquierdo
Graphiste : Krzysztof Sukiennik
Éclairagiste : Sarah Scouarnec Collaborations artistiques : Macha Makeieff, Oliviero Toscani, Thomas Morris, Samuel Aden Conseillers musicologiques : Élisabeth Brisson, Bernard Fournier En partenariat avec le Beethoven-Haus de Bonn, en collaboration avec la Gesellschaft der Musikfreunde de Vienne et la Biblioteca Beethoveniana de Muggia.
À voir aussi
Instrument du Musée de la musique
Clavicorde lié
Ce clavicorde lié fut donné à Beethoven en 1786 par le Comte Waldstein. A la mort de Beethoven, Casimir-Ney devint le propritaire. Il a été classé monument historique le 12 juillet 1943.
Ludwig Van Beethoven (1770-1827), pianiste virtuose et compositeur de génie, marque le début de la musique romantique à travers ses œuvres originales, audacieuses et passionnées.
La médiathèque propose une sélection d’ouvrages autour des principaux thèmes abordés tout au long du parcours de l’exposition Ludwig van, le mythe Beethoven.
Catalogue de l’exposition Ludwig van, le mythe Beethoven
Cet ouvrage constitue le catalogue de la grande exposition consacrée à la postérité de Beethoven, et notamment à la présence de sa figure et de sa musique dans les arts, l’histoire et la société de sa mort à aujourd’hui.
Le Musée de la musique propose des expositions multimédias, à partir de projets réalisés à Paris, qui peuvent être présentées dans des lieux non-muséaux (médiathèques, centre culturels, salles de concert…) en France comme à l’étranger.