Exposition du 26 mars au 27 juin 2004 - Musée de la musique, Paris
Introduction
L’édifice intellectuel et artistique médiéval s’élabore du Ve au XVe siècle.
Sa cohérence repose sur la synthèse de deux composantes : une connaissance partielle, mais réelle, de la culture antique et la place centrale occupée par le message chrétien. C’est peut-être dans le domaine esthétique que les théoriciens médiévaux furent le plus proche de la pensée antique, en raison des nombreux points de concordance existant entre l’idéal du Beau selon les philosophes grecs et romains et la pensée chrétienne.
Pour cette raison, la musique médiévale peut s’entendre de deux façons : elle est, à la fois, le reflet de l’Harmonie du monde entre Nombres, Cosmos et Chute et celui de la diversité de la Musique des Hommes entre Autorité, Passages et Amours.
Art immatériel, elle est mise en image dans de nombreuses œuvres d’art qui montrent toutes les manifestations de l’ordre divin, sur terre comme au ciel. Avec pour modèle absolu l’ordre divin, les lettrés portent leurs réflexions sur l’établissement d’une société organisée qui en est la réplique.
À l’opposé, la cacophonie et le vacarme présents dans les cadres très circonscrits du carnaval, du charivari ou de la fête des fous, sont associés à la satire sociale. Contredisant cet idéal d’harmonie, ces cérémonies ne remettent pas en cause les fondements de la société médiévale, mais permettent un exutoire. Elles soulignent davantage, par un contre-modèle, la nature de l’homme et ce qui le distingue de l’animal.
Entre ordre et désordre, telle est la place de l’homme, tiraillé par des aspirations contradictoires et n’effectuant qu’un passage éphémère dans un monde situé à la frontière du spirituel et du charnel.
La musique au Moyen Âge relève d’abord de l’ordre du Savoir. C’est à ce titre qu’elle prend place parmi les arts libéraux, au sein du quadrivium, qui regroupe avec elle les disciplines fondées sur la connaissance des nombres : l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie.
L’attachement à l’étude des nombres, hérité du pythagorisme et du platonisme, occupe une place centrale dans la scolastique médiévale : elle révèle la concordance de toutes les parties de l’Univers, témoigne de la grandeur de la création et de la perfection absolue de Dieu.
L’importance accordée à la musique tient à cette capacité, qui lui est propre, de rendre le Nombre perceptible par les sens.
Véritable préfiguration du Christ, David transcende par sa stature la frontière entre ciel et terre en élevant, par la musique, ses compagnons vers Dieu. Plus qu’une simple pratique, la musique représente un moyen d’accès à la sagesse chrétienne.
Cosmos
La musique irrigue l’ensemble de la Création. De l’harmonie des sphères aux pulsations des êtres les plus primitifs, en passant par le rythme des saisons, la musica humana est à l’œuvre, exprimant un ordre qui s’impose à l’homme. Celui-ci, dans sa double essence, corps et âme, s’intègre à l’harmonie universelle : la musica humana régit les rapports qui s’établissent avec ses différentes parties ; elle garantit le bon accord entre ses humeurs et surtout entre son âme et son corps.
Dans cette harmonie universelle, ce sont les mêmes sons parfaits qui font se mouvoir les planètes, les corps et les âmes.
Chute
Le péché originel a rendu le corps vulnérable et mortel, mais l’espoir de la résurrection libère l’homme de la fatalité de la mort. Dès que le corps, sensible à la souffrance et à la passion, se désolidarise de l’âme, l’homme chute et bascule dans le désordre, réduit au comportement instinctif, voire à la bestialité.
Entre cieux et enfer, la musique est le miroir de cette double attraction : d’une part l’élévation vers le bien et le salut de l’âme au-delà de la mort, de l’autre la tentation du mal, immédiate et charnelle.
De nombreuses représentations de la musique traduisent sa capacité à mettre en scène la parole d’autorité. Dans le cadre liturgique, la musique donne sa forme idéale à la parole divine et la porte à tous les chrétiens ; le chant collectif des offices et des processions religieuses célèbre la communion dans la foi et l’unité de l’Église.
Souvent présent dans l’iconographie médiévale, l’instrument à vent, par sa puissance et sa portée, évoque la diffusion de la bonne nouvelle. Par analogie, le souffle renvoie naturellement à l’Esprit saint et au Verbe.
Sur la scène politique, le prince, inspiré des modèles antiques, tels David et Orphée, se représente non seulement en guerrier, mais aussi en musicien : à l’image du Verbe de Dieu, la parole du roi est la source de l’ordre sur terre.
Le son d’un instrument de musique règle la vie : la cloche appelle les fidèles à la prière, le cor ponctue les annonces civiques.
À Dijon, capitale du duché de Bourgogne, le duc Philippe le Bon, par une lettre patente datée de 1434, répond à la requête des habitants en remplaçant le cor, jugé indigne et préjudiciable au rayonnement de la ville à cause de son « rude son », par la trompette. Couverte d’une bannière aux armes de la ville, elle représente alors le pouvoir institutionnel de la ville avec prestige et dignité.
Passages
Dans la procession, la fête ou la représentation dramatique des mystères, la musique favorise l’établissement de liens multiples unissant les hommes entre eux, les vivants et les morts, l’humain et le divin.
La fête des fous, le carnaval, le charivari et la danse macabre, accompagnés par le bruit et le tintamarre, sont de véritables mises en scène du désordre ritualisé : la folie apparente n’est qu’un ordre inversé, celui des hiérarchies sociales, des rapports autorisés entre hommes et femmes, jeunes et vieux, humains et bêtes, vivants et morts. Le désordre musical conjure le désordre inhérent à la condition humaine.
Danse ternaire au rythme endiablé venue des Maures d’Espagne, la morisque contraste avec la lenteur et la solennité des autres danses de cour. Elle fut très en vogue dans les cours dès la fin du XIVe siècle.
Le Roman de Fauvel de Gervais du Bus et Raoul Chaillou de Pesstain met en scène un grand charivari lors de l’union entre Dame Fortune et l’âne Fauvel, personnification de tous les vices.
Ce désordre est accompagné d’un bruit assourdissant de percussions improvisées qui soulignent l’harmonie rompue et inversée, folie des unions invraisemblables, fuite exacerbée de l’ordre de la nature et des hommes.
Le poème satirique et moralisateur de Sébastien Brant paru en 1494, La Nef des fous, reprend le thème du charivari. La musique anime le désordre et le jeu des inversions de cette fête folle et participe à la débauche des époux infidèles.
Amours
Les scènes de la musique de cour représentent, accompagnent et immortalisent les moments capitaux des lignages nobles : mariages, naissances, conquêtes. Aux scènes du banquet, de la danse, du tournoi et de la guerre répondent les instruments à vent de l’ensemble du haut à la sonorité puissante (les trompettes, les sacqueboutes, la bombarde et la cornemuse).
Les scènes d’amour sont au contraire bercées par la douce sonorité des instruments à cordes de l’ensemble du bas (le luth, la harpe, le tympanon).
Dans le milieu courtois, le chant du troubadour idéalise la femme inaccessible. Objet de désir et source d’inspiration, l’aimée se transforme en une figure mystique. Entreprendre sa conquête renoue avec la tradition platonicienne qui recherche, à travers la beauté du monde, l’union avec la perfection de son créateur. La musique accompagne cette quête qui s’offre à l’homme pour sortir de la tentation du désordre et de la fatalité de la mort.
Tous les symboles du dialogue musical entre l’amant et la dame sont ici présents. Le décor fleuri, agrémenté d’oiseaux, entoure le couple. Le souffle de l’homme ne passe plus par la voix mais par la flûte. L’instrument à cordes, caractéristique de la musique au féminin et propre au rapprochement corde-cour, est ici un tympanon.
Magnifique mise en image du chant courtois et de son expression musicale, la tapisserie, Le Bain, pièce de la tenture La Vie seigneuriale représente une dame au bain ; elle est entourée de personnes élégamment vêtues qui tiennent un coffret de bijoux, un plateau de fruits et un faucon.
Au bord du bassin, une dame au luth est accompagnée par un homme à la flûte à bec. Leurs instruments symbolisent l’inspiration du poète, venue du cœur (les cordes, ici le luth) et exprimée par le souffle (les vents, ici la flûte). Tous les sens sont éveillés dans cette préparation sensuelle. Les regards sont tournés dans la même direction, celle de l’amant attendu, hormis précisément ceux des musiciens : leur musique occupe non pas l’instant présent mais l’espace intemporel de l’amour.
Diaporama
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Crédits de l’exposition
Commissaires : Martine Clouzot, maître de conférences à l’université de Bourgogne, Dijon ; Christine Laloue, conservateur, Musée de la musique, Cité de la musique ; Isabelle Marchesin, maître de conférences à l’université de Poitiers
La médiathèque propose une sélection ressources, conférence enregistrée et enregistrements de concert autour des principaux thèmes abordés tout au long du parcours de l’exposition Moyen Âge - Entre ordre et désordre.