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Histoires d’instruments : le luth
L’histoire du luth et de sa facture nous invite à voyager de l’Orient à l’Occident, à travers l’iconographie colorée du Moyen Âge, dans les fêtes aristocratiques de la Renaissance dont il devient l’instrument de prédilection. Après un siècle et demi d’oubli, le luth suscite à nouveau l’intérêt des musiciens.
Histoire de l’instrument
Padoana detta campai contento
concert enregistré à la Cité de la musique le 14 janvier 1997
Giulio Cesare Barbetta, Pascale Boquet, fac-similé du luth Renaissance Jacob Hes, Venise, 1586
Le luth existe sous des formes variées dans tous les pays du monde depuis la plus haute antiquité. Tous les instruments composés d’une caisse de résonanceLes anciens l’appelaient « dos » ou « donte ». C’est « l’enceinte acoustique » de l’instrument qui supporte la table d’harmonie. Elle forme une cavité constituée d’un nombre impair de côtés (ou éclisses), faites dans un bois dur (érable, if) et d’une très faible épaisseur (environ 1,5 mm). hémisphérique, ovale ou piriforme, et d’un manche plus ou moins long sur lequel se tendent des cordes que l’on pince, peuvent se ranger dans la famille des luths.
C’est en Orient qu’il faut rechercher les traces des premiers luths ; plus précisément en Mésopotamie (dès le IIe millénaire avant J.-C., semblerait-il) et plus tard en Égypte (entre 1630 et 1539 avant J.-C.) Le musée du Caire conserve dans ses collections un luth en parfait état, pourvu de cordes. Il fut découvert à Thèbes dans une tombe datant d’environ 1490 avant J.-C. Les fresques des nécropoles nous livrent également d’autres témoignages picturaux de ce type d’instrument.
Le modèle occidental, héritier direct du udToutes les variantes européennes du mot luth ont pour origine le mot arabe ud (ou oud) : alaude, laud, lute, liuto, laute etc. Probablement apparu en Basse-Mésopotamie, le ud s’est répandu dans les pays du Moyen-Orient et du Maghreb. Il est constitué d’une caisse de résonance bombée et piriforme, d’une table d’harmonie percée de plusieurs roses. Il se caractérise par un cheviller très recourbé vers l’arrière. arabe (mot qui signifie littéralement « bois », à l’origine du vieux français « lut »), apparaît en Europe vers le IXe siècle. Il y est introduit par les Maures pendant la conquête et l’occupation de l’Espagne de 711 à 1492. Les croisades entre 1096 et la fin du XIIIe siècle ont probablement été un autre moyen de sa diffusion.
Aucun instrument de cette époque n’est parvenu jusqu’à nous. Les sources iconographiques livrent cependant de précieuses informations. La sculpture monumentale espagnole, d’une grande richesse, donne des représentations de luths arabo-andalous (comme le chapiteau des Musiciens, daté entre le Xe et le XIe siècle et conservé à Cordoue). Le chapiteau du roi David et ses musiciens de la cathédrale de Jaca (Aragon), daté de la fin du XIe siècle, offre la première représentation sculptée d’un luth dans le monde chrétien.
L’iconographie du luth dans les manuscrits médiévaux ainsi que dans la production artistique (et notamment picturale) des XVe et XVIe siècles est riche et témoigne de l’épanouissement de l’instrument dans tout l’Occident.
Ricercar VI
concert enregistré à la Cité de la musique le 21 janvier 2007
Vincenzo Capirola, Hopkinson Smith, luth
Le luth occidental, de la famille des cordophones pincés, est composé d’une caisse de résonance munie d’un manche sur lesquels sont tendues des cordes de boyau (aujourd’hui en nylon). Les cordes sont groupées par paires (les chœursEnsemble de deux ou plusieurs cordes donnant la même note, à l’unisson ou à l’octave. ou les rangs) et nouées au bas de l’instrument sur un chevalet servant de cordier et tendues, à l’autre extrémité, par des chevilles. Le manche est divisé par des frettesMorceaux de corde de boyau noués autour du manche ou petites barrettes de bois, d’ivoire ou de métal incrustées sur la touche. Elles divisent le manche en demi-tons. et terminé par un cheviller en angle presque droit. La coque (fond bombé de la caisse de résonance) est une partie essentielle du luth. Elle est constituée de côtesFines lamelles de bois dur : érable, cyprès, ébène.... ployées et collées à l’aide d’un moule. La table d’harmonie, sur laquelle est percée une ouverture (la rose ou rosace), est en bois tendre (résineux : sapin, épicéa...). Le mélange de bois dur et de bois tendre est essentiel en lutherie. L’une des caractéristiques les plus étonnantes de la facture du luth est son incroyable légèreté qui lui confère son timbre cristallin inimitable mais aussi, hélas, son extrême fragilité (sur plusieurs dizaines de milliers d’instruments fabriqués pendant le XVIe et le XVIIe siècle, quelque deux cents nous sont parvenus, la plupart en bien piteux état).
À partir du XVe siècle, l’instrument, jusqu’alors probablement muni de quatre rangs de cordes, se dote d’un cinquième rang. Il ne cesse d’évoluer et se stabilise à six pendant une partie du XVIe siècle puis supporte couramment dix à douze chœurs au XVIIe siècle.
Au XVIe siècle, l’accord du luth se fait par quarte et tierce. L’ajout de nouveaux rangs de cordes dans le grave et l’apparition de l’opéra redéfinissent le rôle des luths comme instruments du continuoPartie de basse instrumentale, improvisée à partir d’une ligne musicale notée, confiée à un instrument polyphonique ou à un ensemble instrumental dont le rôle est d’accompagner et de soutenir les autres parties vocales ou instrumentales.. Une nouvelle manière d’accorder le luth basse, attribuée à Antonio Naldi dit Il Bardella, donne naissance au théorbe (ou chitarrone). Par la suite, Alessandro Piccinini a l’idée d’allonger les chœurs graves afin d’augmenter la puissance et d’enrichir le timbre : ainsi apparaît l’archiluth. L’extension des basses sera appliquée aussi au théorbe.
Instrument de prédilection des XVIe et XVIIe siècles, des famillesMichael Praetorius (Syntagma Musicum, De Organographia, 1619) décrit six tailles de luth dont les longueurs de corde vibrante sont comprises entre 90 cm pour le plus grand et 30 cm pour le plus petit :
- petit luth à l’octave,
- petit dessus de luth,
- dessus de luth,
- luth alto,
- luth basse,
- luth contre-basse. sont constituées, du petit dessus à la grande basse, lesquels permettent différents usages : jeu en soliste ou en ensembles, accompagnement de la voix.
La facture du luth connaît son apogée à Venise pendant les premières années du XVIIe siècle. Venus de Füssen (Tyrol), berceau de la lutherie européenne, de nombreux luthiers allemands émigrent en Italie du Nord pour répondre à la très forte demande d’instruments de musique. Plusieurs d’entre ceux installés à Venise se distinguent : Jacob Hes, Christoph Koch et l’atelier Sellas tandis que Laux Maler, à Bologne, témoigne également de l’industrie florissante des luthiers italiens : à sa mort, 1296 luths sont retrouvés dans son atelier .
Haulberroy
concert enregistré à la Cité de la musique le 21 janvier 2007
Extrait du Premier imprimé par Pierre Attaingnant en 1529 ; Hopkinson Smith, luth
Il ne reste aucune trace écrite de la musique des luthistes qui se produisaient dans les cours européennes, jusqu’à l’apparition de la tablature, dans le courant du XVe siècle, à peu près simultanément en Italie, en Allemagne et en France.
Les premiers manuscrits conservés datent du XVIe siècle.
En 1507 est publié à Venise le premier livre de tablature de luth Intabulatura de Lauto du luthiste Francesco Spinacino. Puis c’est au tour de l’Allemand Sebastian Virdung de publier une tablature en 1511, Musica getutscht (la plus ancienne source à mentionner les frettes), suivi par le Français Pierre Attaingnant, Très brève et très familière Introduction éditée en 1529 à Paris. De très nombreux livres de tablature pour luth fleurissent en Italie de 1536 à 1550, comprenant des transcriptions de messes et de motets, de chansons françaises, de madrigaux italiens, mais aussi des pièces purement instrumentales (fantaisies, préludes et ricercare), et des danses.
La tablature est un système de notation musicale qui permet au musicien de déchiffrer directement la musique sur l’instrument sans recourir à un chiffrage des hauteurs de son : « une partition de doigtés », en quelque sorte.
Il existe trois systèmes de tablature pour le luth :
- la tablature italienne
Une portée à cinq ou six lignes figure les cordes du luth et porte des chiffres indiquant au musicien la case sur laquelle il doit mettre le doigt de la main gauche. La corde la plus aiguë se trouve en bas. Le rythme à suivre est écrit au-dessus de la tablature. Pratiquement toute la littérature italienne pour luth, et aussi pour théorbe (ou chitarrone) est éditée sous cette forme, de 1507 au milieu du XVIIe siècle. - la tablature française
Comme dans la précédente, les cordes du luth sont figurées par une sorte de portée à cinq ou six lignes, mais la corde la plus aiguë se trouve cette fois-ci en haut et les chiffres sont remplacés par des lettres : « a » pour corde à vide, « b » pour la première case, etc. C’est la tablature la plus répandue. - la tablature allemande
Le système est différent puisque les cordes de l’instrument ne sont pas figurées. Chaque position est représentée à l’aide d’un signe particulier que le musicien doit savoir décoder. Cette tablature, peut-être mise au point par l’organiste aveugle Konrad Paumann au XVe siècle, a été utilisée très brièvement (1511 -1586). Dès les premières années du XVIIe siècle, l’Allemagne adopte la tablature française.
The King of Denmark’s Galliard
concert enregistré à la Cité de la musique le 18 février 2001
John Dowland, Jordi Savall direction, Hespèrion XXI
Dès le Moyen Âge, le luth est apprécié au point de devenir le symbole de la musique dans le monde occidental, à l’instar de la lyre antique. Sa sonorité délicate le prédispose aux « concerts célestes », comme en témoigne l’iconographie abondante sur les anges musiciens ou sur le roi David représentés avec un luth. L’emploi du plectrePièce d’écaille, d’os, de plume ou de métal qui remplace le doigt ou l’ongle du musicien pour mettre la corde en vibration. pour pincer les cordes, en usage au Moyen Âge (favorisant un jeu monodique ), fait place pendant le XVe siècle au jeu avec les doigts. Cette technique contribue à l’essor de la polyphonieDans une composition musicale, superposition de lignes mélodiques d’égal intérêt, chantées ou jouées simultanément. instrumentale. Le luth reste à cette époque, en dépit des jongleurs et ménestrels qui ont pu l’utiliser occasionnellement pour accompagner leurs chants, un instrument noble, symbole de raffinement et même de volupté. Chaque souverain a ses luthistes attitrés, et certains sillonnent les cours européennes.
Le luth suscite un véritable engouement dans les milieux élégants des XVIe et XVIIe siècles et devient l’instrument de prédilection des fêtes aristocratiques. Il accompagne des chanteurs dans les concerts où il mêle sa voix aux autres instruments (broken consort). La vogue des chansons polyphoniques se transmet d’un pays à l’autre. Mais les luthistes s’orientent aussi vers une expression solitaire. Un abondant répertoire est consacré à l’instrument seul (préludes, fantaisies, toccatas, danses, transcriptions de pièces vocales profanes et spirituelles…), tant en Italie (Francesco Canova da Milano dit il Divino, Melchiore De Barberiis) qu’en Allemagne (Hans Judenkünig, Sebastian Ochsenkun) et en Angleterre (John Dowland, dont certaines œuvres comme Flow my tears ou encore Lachrimae antiquae font l’admiration de l’Europe tout entière).
Au XVIIe siècle, le luth trouve sa terre d’élection en France. L'école française de luth est réputée pour son raffinement et ses subtilités techniques. Les recueils d’airs de cour abondent. La musique de luth, grâce au ballet de cour, devient plus théâtrale, plus démonstrative. En tête de cet art nouveau viennent Ennemond Gaultier, dit le Vieux Gaultier, qui enseigne le luth à toute la cour, de Marie de Medicis au Cardinal de Richelieu et René Mezangeau. Ils sont suivis par des disciples comme François Dufault, Dubut, Jacques Gallot et enfin Charles Mouton : les titres de leurs pièces L’Amant malheureux, La Pluie d’or, Le Dialogue des Grâces sur Iris traduisent un art raffiné.
Mais deux instruments concurrents entraînent inexorablement le luth vers son déclin. Tout d’abord le théorbe, aux graves plus puissants dans l’accompagnement du chant et dans la réalisation du continuo, éclipse le luth (comme le chitarrone, frère italien du théorbe, l’a fait en Italie).
Que ce soit en Italie vers 1650 ou en France vers 1680, les instruments de la famille du luth (théorbes, archiluths, chitarrones) doivent laisser la place au clavecin dont la suprématie est évidente. Oublié dès les premières années du XVIIIe siècle, le luth poursuit malgré tout son histoire en Allemagne comme instrument des Galenterien, mais sa musique a perdu son originalité et l’Allemagne va le délaisser à son tour.
Suite en sol majeur : courante
concert enregistré à la Cité de la musique le 14 janvier 1997
Robert de Visée, Eric Bellocq, théorbe réalisé d’après le théorbe à 14 chœurs de Matteo Sellas, c.1640 (collection du musée de la musique)
Dès les premières années du XVIIIe siècle, le luth perd sa suprématie en Italie, en Angleterre et en France. Il continue son histoire en Allemagne dans un style galant, avant de tomber totalement en désuétude. Au XIXe siècle, musicologues, luthiers et musiciens contribuent à la résurrection des œuvres musicales du passé et permettent ainsi à des instruments oubliés de reconquérir leur place sur la scène musicale. L’Exposition universelle de 1889 marque une date importante dans la renaissance de certains instruments (la Maison Erard présente un clavecin reconstitué d’après un modèle du XVIIIe siècle).
En France, un concert est donné le jeudi 21 mars 1833 par François Joseph Fétis dans l’ancienne salle de l’Opéra comique, rue Ventadour : Fernando Sor joue sur un luth. À la fin du XIXe siècle, le guitariste et compositeur Napoléon Coste (1806-1883) publie le recueil Pièces de théorbe et de luth mises en partition (1716) de Robert de Visée en tablature moderne pour guitare. La première histoire du luth est publiée en 1899.
Au siècle suivant, deux sociétés musicales jouent un rôle moteur dans la mise en valeur du patrimoine musical oublié et des instruments historiques : la Société des instruments anciens, fondée en 1901 par l’altiste du célèbre quatuor Capet, Henri Casadesus (1819-1947), et la Société de musique d’autrefois, créée conjointement par Geneviève Thibault de Chambure, Georges Le Cerf et Lionel de La Laurencie en 1925. Le musicologue Henry Prunières (1886-1942), par ses travaux universitaires et la publication entre 1930 et 1939 de l’édition complète des œuvres de Lully, fait redécouvrir la musique de Lully et particulièrement ses airs de cour pour luth. En 1957, Monique Rollin, musicologue, enregistre au Club national du disque le premier microsillon consacré au luth.
En Allemagne, c’est par le mouvement musical pour la jeunesse (Jugendmusikbewegung) fondé juste après la Première Guerre mondiale, et son principal organe de presse Die Laute qu’une littérature éducative, culturelle et scientifique sur le luth et sa musique est diffusée. Beaucoup de luthistes sont issus de ce mouvement, dont Heinz Bischoff, Robert Tremi et Hermann Leeb. De nombreuses publications fleurissent et permettent aux élèves en nombre croissant de s’initier au jeu sur les tablatures originales. Hans Neemann (1901-1943), qui vient d’un tout autre horizon, est l’un des principaux défenseurs du jeu sur tablature ancienne. La première classe de luth à la Musikhochschule de Cologne, en 1951, marque la véritable « renaissance » du luth.
En Angleterre, Arnold Dolmetsch (1858-1940) restaure de nombreux instruments anciens (luths, clavecins, violes) avant de construire son premier luth en 1893 et publie un ouvrage de référence, The Interprétation of the 17th and 18th Centuries (Londres, 1915).