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Histoires de collections
La collection Victor Schœlcher
Entre 1872 et 1889, Victor Schœlcher fait don au Musée instrumental du Conservatoire national de musique de Paris, aujourd’hui Musée de la musique, d’une collection d’instruments de musique provenant d’Afrique, d’Asie du Sud-Est, d’Amériques (Mexique et îles de la Caraïbe) et d’Europe.
Personnalité importante de l’histoire politique française au XIXe siècle, Victor Schœlcher s’est distingué par l’ampleur de son combat anti-esclavagiste, présidant notamment la Commission. Cet engagement s’est nourri dans les années 1830-1840 au cours de plusieurs voyages aux Amériques et en Afrique, desquels il rapporte de nombreux objets témoignant tout autant de son goût de la collection que de sa volonté de rendre compte du système esclavagiste ou de l’intérêt pour l’histoire et la culture des sociétés non-européennes.
La collection Victor Schœlcher au Musée de la musique
Victor Schœlcher donne au Musée instrumental du Conservatoire de Paris en 1872, 1874 et 1889 une cinquantaine d’instruments de musique originaires d’Afrique de l’Ouest (Sénégal, Gambie), du Maghreb, des Amériques (Mexique, Haïti, Guyane), de Méditerranée orientale (Grèce, Turquie, Egypte) ou du sud-est asiatique (Cambodge) dont il ne subsiste aujourd‘hui que 38 pièces.
Les 38 instruments ayant survécu, conservés désormais au Musée de la musique se répartissent ainsi :
Une entrée historique
L’entrée de cette collection au Musée instrumental du Conservatoire de Paris est un moment important de l’histoire instrumental. A l’exception de quelques pièces de la collection de Louis Clapisson achetée par l’Etat, il s’agit des premiers instruments « non-européens » à rejoindre la collection du Musée instrumental. Conscient de la valeur de cet ensemble, Schœlcher écrit en 1872 que « cette collection […] est surtout intéressante par sa rareté, la plupart de ces instruments n’ayant jamais été vus en Europe. » Au-delà de ses dons, Schœlcher accompagnera aussi les projets de développement de l’institution défendant au Sénat en 1878 la nécessité de rénover et d’agrandir le musée et la bibliothèque du Conservatoire
Des témoins de traditions musicales
Cet ensemble est exceptionnel à plus d’un titre. D’une part, ces instruments ont été collectés bien avant les grandes missions ethnographiques de la fin du XIXe siècle. Certains comptent parmi les plus anciens témoignages de traditions instrumentales non occidentales à l’image, par exemple, de cette harpe à chevalet kora Harpe à chevalet kora
Avant 1848
Sénégal
E.412, collectée en 1847 en Sénégambie ou du luth banza d’Haïti, considéré comme l’une des plus anciennes sources encore conservées du banjo américain.
D’autre part, plusieurs instruments collectés en Sénégambie, à Haïti ou en Guyane permettent de rendre compte des transferts culturels entre l’Afrique et les Amériques. C’est à nouveau le cas du banza d’Haïti, sorte de « chaînon manquant » entre les luths d’Afrique de l’Ouest et le banjo. De même en est-il de ce tambour sur cadre Tambour sur cadre
Avant 1840
Guyane
E.413 décrit dans le catalogue du musée (1884) comme un instrument « dont se servent les noirs de la Guyane anglaise pour accompagner leurs danses ».
Des sources lacunaires
Dans le cadre de sa thèse sur les collections transatlantiques de Victor Schœlcher, Alexandre Girard-Muscagorry, conservateur du patrimoine au Musée de la musique et responsable du corpus des instruments de musique non européens, a entrepris une étude sur les motivations et les modes d’acquisition de Schœlcher dont on ne sait pour l’instant pas grand-chose, si ce n’est qu’il a acheté des objets sur les marchés, auprès de propriétaires de plantations, des commandeurs ou des paysans.
Les archives du Musée de la musique sont silencieuses. Néanmoins, nous disposons de deux sources essentielles pour éclairer la constitution de cet ensemble. Tout d’abord, le Catalogue descriptif et raisonné du Musée, établi par le conservateur Gustave Chouquet en 1875 et actualisé en 1884. L’auteur accompagne chaque instrument d’un commentaire plus ou moins précis sur la morphologie de la pièce, son usage, dans la société d’origine, voire sa provenance. Par exemple, le tambour de la région sénégambienne Tambour sur pied tronconique
Avant 1848
Sénégal
E.418 est décrit comme un objet « offert à M. Victor Schœlcher par le roi de Bar, en échange des présents que ce chef avait reçus du voyageur français. »
Mais, surtout, les objets eux-mêmes sont sans doute les meilleures sources pour éclairer leur histoire et leur trajectoire. Victor Schœlcher avait pris l’intéressante habitude d’inscrire à l’encre sur certaines des pièces des informations relatives à leur usage, au nom vernaculaire, à l’origine, voire au prix et aux conditions d’acquisition. Des inscriptions ont pu être révélées sur de nombreux instruments de musique - grâce au recours à l’imagerie scientifique - comme cette précision « acheté à un Africain libéré » visible sur ce lamellophone de Sénégambie Lamellophone sanza
Avant 1848
Sainte-Marie de Bathurst / Gambie
E.431 ou sur cette vièle riiti Vièle riiti
début XIXe siècle
Sénégal
E.450 : « Violon pris à Gandoli dans le Cayor 1841 »
Le portrait
Voyageur et abolitionniste
Né en 1804 au sein d'une riche famille de porcelainiers d’origine alsacienne, Victor Schœlcher séjourne longuement au Mexique, aux Etats-Unis et à Cuba, lors d’une mission commerciale effectuée entre 1828 et 1830 pour le compte de l’entreprise familiale. C’est lors de ce voyage qu’il se confronte pour la première fois à la réalité crue de l’esclavage dont il rend compte dans son célèbre article « Des Noirs » publié dans la Revue de Paris à son retour en France
Devenu critique d’art, chroniquant les Salons parisiens dans les années 1830, et héritier fortuné après la vente de l’entreprise familiale au décès de ses parents, il délaisse alors les affaires pour se consacrer pleinement à l’étude et à la dénonciation de l’esclavage.
Cherchant à se distinguer de l’ « abolitionniste de cabinet », Schœlcher entreprend plusieurs voyages dans les îles de la Caraïbe (1840-1841), mais aussi en Egypte (1844-1845) ou en Sénégambie (1847-1848).
Ces voyages sont pour lui l’occasion de réunir des documents, des témoignages, des artefacts (comme des fouets ou des fers d’esclaves) illustrant la violence infligée aux personnes esclavisées, mais aussi des objets (pièces archéologiques, objets de la vie quotidienne) témoignant de l’histoire ancienne et du savoir-faire des populations rencontrées.
Fervent républicain, il entre, au moment de la Révolution de 1848, au Gouvernement provisoire et élabore, en tant que président de la Commission d’abolition de l’esclavage, le décret pour l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises proclamée le 27 avril 1848.
Après avoir été Député de la Martinique et de la Guadeloupe, Schœlcher est contraint à l’exil vers l’Angleterre en 1852 à l’issue d’un coup d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte. Malgré l’amnistie consentie aux proscrits par Napoléon III, il passera près de vingt années à Londres. Sans cesser de s’intéresser à l’actualité politique française, Schœlcher se consacre alors à ses passions plus personnelles : le développement et l’organisation de ses nombreuses collections et ses écrits musicologiques.
Une âme de collectionneur
L’écrivain Ernest Legouvé, très proche de l’abolitionniste, écrivait en 1886 : « Schœlcher a eu dans sa vie deux objets d’ardente passion : l’émancipation des esclaves et la République ». On pourrait en ajouter une troisième, celle de la collection, tant cette pratique l’a occupé sans relâche jusqu’aux dernières années de sa vie.
Son intérêt pour l’histoire de l’art occidental se traduit par la constitution de collections particulièrement conséquente dans deux domaines : la gravure (9 000 œuvres réunies, réalisées entre les XVIIIe et XIX e siècles dont il fera don en 1871 à la Bibliothèque de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris) et la sculpture à travers un ensemble de bas-reliefs, statuettes, bustes, médaillons, en plâtre, marbre, bronze ou cire dont une partie rejoindra le musée Victor Schœlcher créé à Pointre-à-pitre.
Au cours de ses voyages, il s’intéresse plus largement à la culture matérielle des populations rencontrées, collectant en grand nombre des pièces archéologiques, des objets de la vie quotidienne (céramiques, vêtements, chaussures), des bijoux et ornements ainsi que des instruments de musique choisis avec discernement.
Un musicologue et musicographe
Son intérêt pour les instruments de musique n’est pas anodin. Mélomane dès son plus jeune âge, Il est proche notamment de Frédéric Chopin, Franz Liszt qui lui dédie en 1840 la Chapelle de Guillaume Tell extraite de L’Album d’un voyageur ou de Camille Pleyel et assiste avec assiduité aux concerts du Conservatoire de musique de Paris. Victor Schœlcher fait également œuvre de musicographe, s’intéressant plus spécifiquement aux répertoires des XVIIe et XVIII e siècles et à l’œuvre de Haendel dont il publie une biographie (A Life of Handel) lors de son exil à Londres dans les années 1850.
UN ACTEUR MÉCONNU DE L’HISTOIRE MUSÉALE
Schœlcher a consacré les vingt dernières années de sa vie à disperser de façon cohérente ses différentes collections entre plusieurs institutions françaises, dont l’Ecole des beaux-arts (9 000 estampes), le musée d’Ethnographie du Trocadéro (près de 300 objets d’Afrique et des Amériques conservés désormais au musée du quai Branly – Jacques Chirac) ou à la Bibliothèque nationale (documents relatifs à la traite négrière, à l’histoire de l’Afrique et à l’esclavage).
Outre un don d’instruments de musique destiné au Musée instrumental du Conservatoire de Paris, il enrichit la bibliothèque du Conservatoire d’un ensemble documentaire important relatif à Haendel.
Depuis 2019, le Musée de la musique a engagé d’importantes recherches pour mieux comprendre les modalités d’acquisition de ces instruments et mieux cerner les formes du collectionnisme schœlcherien.
La bibliographie
Consultables à la Médiathèque de la Philharmonie de Paris :
Articles
-
Rosalba Agresta, « Victor Schœlcher, collectionneur et musicographe » dans Denis Herlin, Catherine Massip et Valérie De Wispeleare (eds.), Collectionner la musique : érudits collectionneurs, Turnhout, Brepols, 2015, vol.3, p. 231 256.
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Matthieu Dussauge , Victor Schoelcher (1804-1893 ) : itinéraire d’un collectionneur et humaniste au XIXe siècle, Bulletin de la Société d'Histoire de la Guadeloupe, (169), 59–89, 2014
Livres
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Nelly Schmidt, Victor Schoelcher et l’abolition de l’esclavage, Fayard, 1994