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Histoires d’instruments : le piano
Né au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, de l’atelier du facteur italien Bartolomeo Cristofori, le piano devient rapidement l’instrument-roi du XIXe siècle.
Sa facture n’a cessé d’évoluer afin de répondre aux besoins de puissance de son et de rapidité d’exécution exprimés par des pianistes de plus en plus virtuoses.
La pratique du piano, réservée au XVIIIe siècle à une élite aristocratique, se démocratise tout au long du siècle suivant. L’instrument orne les salons bourgeois et il est enseigné aux jeunes filles de bonnes familles.
Au XXe siècle, il offre aux compositeurs un moyen d’échapper à la tonalité pour développer d’autres langages musicaux.
Histoire de l’instrument
Kleine Praeludium en ré mineur BWV 940
Concert enregistré à la Cité de la musique le 04 mars 2009
Johann Sebastian Bach, Skip Sempé, clavicorde
Le piano n’est pas le premier instrument à cordes frappées. D’autres cordophones de la même famille l'ont précédé, comme le tympanonInstrument à cordes frappées. Il se joue posé sur une table ou sur les genoux. Il se compose d’une caisse plate de forme trapézoïdale et d’un certain nombre de cordes doubles en métal. Le tympanon a donné naissance au XIXe siècle au cymbalum, joué principalement dans les pays du Sud-est de l’Europe., désigné aussi par le terme dulce meos ou « dulcimer ». Le musicien frappe lui-même les cordes à l’aide de deux petits maillets. Le clavicordeInstrument à clavier sur lequel les cordes sont frappées par des lamelles métalliques. Véritable ancêtre du piano, il permet d’exécuter des nuances, y compris le vibrato., dont les cordes sont frappées à l’aide d’un clavier, est très proche du piano. Henri Arnault de Zwolle en donne pour la première fois une description technique et un plan dans son manuscrit publié vers 1450.
C’est en Italie, dans l’atelier de Bartolomeo CristoforiNé en 1771 à Eichswald, en Prusse, décédé le 13 mai 1848 à Vienne, Joseph Brodmann est un facteur viennois de grande réputation, fort apprécié par Carl Maria von Weber qui lui achète un instrument en 1813. Il forme de nombreux facteurs de piano, notamment le célèbre Ignaz Bösendorfer (1796-1849) dont la marque fait aujourd’hui encore autorité., que nait vers 1700 le piano. Cristofori met au point le système d’échappement des marteaux et crée ainsi un nouvel instrument qu’il nomme Gravicembalo col piano e forte (« clavecin avec du piano et du forte ») ou plus simplement, piano-forte.
Cet instrument à cordes frappées (et non plus pincées comme le clavecin) permet, grâce à son timbre moelleux et à sa mécanique légère, des nuances expressives recherchées par l’interprète et que celui-ci contrôle directement.
La seconde moitié du XVIIIe siècle voit la transition entre le clavecin et le piano.
En France, Jean Marius présente à l’Académie Royale des Sciences, en 1717, un « clavecin à maillet » mais le piano n’apparaît timidement qu’à partir de 1760. Les deux instruments, appelés « clavecin-piano-forte » ou encore « clavecin à marteaux » coexistent au moins jusqu’à la Révolution de 1789 et les éditions de sonates pour ou avec instrument à clavier portent très souvent le sous-titre ambivalent « pour le clavecin ou le piano-forte ».
Si la forme issue du clavecin devient celle, définitive, du piano à queue, les pianos carrés (en fait rectangulaires) apparaissent très tôt : Erard en construit dans les années 1780 et nombre de facteurs continueront d’en produire jusqu’au milieu du XIXe siècle.
Les interprètes vont trouver dans le piano l’instrument qui techniquement répond à leurs attentes musicales. Il finit par supplanter le clavecin et devient l’instrument - roi au XIXe siècle. Les facteurs ne cesseront de perfectionner son mécanisme, d’améliorer sa clarté de timbre, ses possibilités techniques pour répondre à un besoin toujours plus grand de puissance et de virtuosité.
Sonate pour piano n°1 en fa mineur op.2
Collection Musée de la musique - Concert enregistré à la Philharmonie le 20 octobre 2016
Ludwig van Beethoven, Alexei Lubimov, piano Gräbner 1791
La vogue du piano se répand dans toute l’Europe à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. D’Italie, elle se propage en Allemagne grâce au facteur germanique Gottfried Silbermann (1683-1753).
Silbermann reproduit quasiment à l’identique la mécanique de Cristofori en y apportant toutefois une amélioration : celle d’élever les étouffoirs.
Deux grandes écoles de facture de piano se développent simultanément durant les années 1780-1790 :
- • L’école dite « viennoise » utilise la Prellmechanik aussi appelée mécanique austro-germanique.
- • L’école dite « anglaise » développée par les facteurs anglais et français, reprend la mécanique à échappement simple de Cristofari mise en œuvre par Gottfried Silbermann.
Extrêmement légère, la mécanique viennoise est caractérisée par des marteauxDans la mécanique du piano, pièce de bois terminée par une tête recouverte de peau ou de feutre qui frappe la corde et la met en vibration lorsqu’on appuie sur une touche. montés, non sur un châssis fixe, mais sur la touchePetit levier de bois sur lequel appuie le doigt de l’instrumentiste pour actionner le mécanisme. elle-même et sont recouverts d’une mince eau. Elle est perfectionnée par Johann Andreas Stein (1728-1792). Les instruments dotés de ce système, utilisés jusqu’au milieu du XIXe siècle, ont un timbre plus clair et moins de puissance que les instruments anglais et français de la même époque. Mozart visite l’atelier de Stein et s’enthousiasme pour ses instruments.
Les pianos de cette époque sont encore munis de jeux permettant de modifier le timbre ou l’intensité. Certains se sont imposés, comme le jeu una corda (déjà présent sur les instruments de Cristofori) ou encore la pédale forte. Les autres, tel le jeu de luth ou le celeste, ont totalement disparu.
En Angleterre, la facture du piano est tout d’abord représentée par l’Allemand Johann Christoph Zumpe (1726-1791), établi à Londres vers le milieu du XVIIIe siècle. Il y fabrique des pianos carrés (les cordes étant disposées parallèlement au clavier) équipés de petits marteaux à tête de cuir, articulés sur une tringle fixe par une charnièreAttache articulée composée de deux pièces enclavées l’une dans l’autre et réunies sur un axe commun autour duquel l’une d’elles au moins peut tourner librement. de cuir. Un piloteTige fixe ou mobile, en bois ou en métal, permettant de pousser un marteau ou de soulever un étouffoir., fixé sur la touche, attaque le marteau près du pivot et l’envoie contre les cordes.
Les pianos de Zumpe connaissent un immense succès et sont fabriqués en grande quantité.
John Broadwood (1732-1812) produit des pianos en forme de clavecin à échappement simple. Il renforce la caisse, utilise des cordes de plus gros calibre, porte l’étendue du clavier à six octaves et ajoute des pédales.
En France, la facture de piano est dominée par Sébastien Erard (1752-1831), né à Strasbourg, qui, venu s’établir à Paris comme apprenti vers 1768, s’installe à son compte en 1778. C’est en 1796 qu’il sort ses modèles de grands pianos en forme de clavecins, à échappement.
Mazurka en sol mineur op.67 no 2
Concert enregistré à la Cité de la musique le 14 mars 2010
Frédéric Chopin, Vanessa Wagner, piano à queue Ignace Pleyel et Cie
La fin du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle vont être déterminantes dans l’évolution du piano et dans sa transmutation en puissant instrument romantique. La facture de l’instrument subit un développement incomparable et sa fabrication devient un élément de la vie économique.
Elle profite des progrès techniques très rapides dans certains domaines de l’industrie comme la métallurgie ou le textile.
L’évolution du piano répond aux besoins des interprètes de disposer d’instruments de plus en plus puissants, capable d’être entendus dans des salles de plus en plus vastes.
L’avènement de la bourgeoisie est également celui du piano qui devient un meuble symbolisant l’aisance matérielle et la bonne éducation.
La période entre 1830 et 1850 constitue l’âge d’or de la facture de piano en France. Celle-ci n’importe plus ses pianos d’Angleterre mais en produit et en exporte. Paris devient l’un des grands centres de la facture de pianos. Sur les sept grands noms de facteurs français, trois dominent, tous parisiens : Erard, Pleyel, Pape.
La maison Erard s’impose par ses grands pianos à queue. Sébastien Erard met au point, entre 1820 et 1823, le piano à double échappement. Cette invention, qui permet une plus grande rapidité de jeu, place la maison Erard au premier plan des facteurs européens jusqu’au milieu du XIXe siècle.
En 1807, Ignace Pleyel fonde une manufacture de pianos et de harpes qui s’impose très vite comme la grande rivale d’Erard. Associé à son fils Camille (1788-1855) à partir de 1815, puis avec le célèbre Kalkbrenner, il équipe ses instruments dès 1826 d’un cadreChâssis d’abord en bois puis métallique sur lequel sont tendues les cordes. en fer et d’un sommier à pointes de cuivre, mais il reste fidèle à la mécanique à échappement simple.
L’expansion de la maison Pleyel illustre bien le passage d’une production artisanale à une production industrielle.
Jean-Henri Pape (1789-1875) est le troisième grand nom de la facture parisienne du XIXe siècle. Extrêmement prolixe en inventions (il dépose 137 brevets concernant le piano), il est à l’origine de la garniture des marteaux avec du feutre (1826) et du croisement des cordes, tendues en diagonale, les cordes graves passant au-dessus du plan des autres cordes, afin d’augmenter leur longueur (1828).
Si tous les facteurs n’ont de cesse de perfectionner l’instrument (en augmentant l’étendue, le volume, en facilitant le toucher, en homogénéisant le son), il ne s’agit pas pour autant d’une standardisation et une grande variété de pianos coexiste, différenciée par le nombre de cordes, la mécanique, l’étendue, quel que soit le modèle.
Les pianos Pleyel sont loués pour leur souplesse et leur délicatesse, qualités qui conviennent mieux au jeu de pianistes comme Frédéric Chopin (1810-1849) alors que l’éclat et la robustesse des pianos Erard semblent s’adapter parfaitement au toucher d’un Franz Liszt (1811-1886).
À partir des années 1870, la facture française subit la concurrence de la facture allemande et américaine. L’industrialisation ne s’est pas généralisée et la majorité des facteurs français sont restés de petits artisans.
Die Lorelei
Concert enregistré à la Cité de la musique le 13 octobre 2013
Franz Liszt, Poème de Heinrich Heine, Karen Vourc’h, soprano Anne Le Bozec, piano Erard 1890
Après la chute de l’Ancien régime, une nouvelle société se met en place qui intègre peu à peu certaines aspirations de la Révolution (éducation pour tous, suffrage universel), exalte l’individu dans son esprit d’entreprise et croit indéfectiblement en la science.
Le musicien doit s’adapter à ce monde naissant. Une des transformations fondamentales dans son parcours concerne sa formation : en 1795 est fondé le Conservatoire, fusion entre l’école de chant de François Joseph Gossec et l’Institut national de musique de Bernard Sarrette. Elle met fin au rôle dominant des maîtrises religieuses. L’enseignement du piano sera marqué par Pierre Joseph Guillaume Zimmermann (1785-1853) qui aura notamment pour élèves César Franck (1822-1890), Charles-Henri Valentin Alkan (1813-1888) et Antoine-François Marmontel (1816-1898).
Paris devient un centre musical européen de première importance. L’art lyrique s’impose sous la monarchie de juillet avec le genre spectaculaire du grand opéra. Les salonsSous l’Ancien Régime, la vie musicale tournait autour des salons, dans une maison ou un appartement. Lieux de réception où la musique était associée à l’art de la conversation, ils constituaient la base de la sociabilité mondaine. Sous Louis-Philippe et le Second-Empire, les salons ne se limitent plus au milieu aristocratique mais sont parfois tenus par des musiciens célèbres (Zimmermann, Rossini). Le terme salon est même conservé par des facteurs de piano (Pape, Erard, Pleyel) pour désigner les petites salles de concert qu’ils mettent à disposition des interprètes. continuent à être des lieux de promotions pour les jeunes artistes. Le piano y est un point d’attraction.
Après 1830, le développement d’une société plus mêlée, où la moyenne et la petite bourgeoisie constituent à la fois un nouveau public et une nouvelle clientèle, favorise l’essor d’un mode d’audition jusque-là limité, le concert public et payant.
La capitale accueille des pianistes virtuoses qui bénéficient d’un instrument dont les possibilités sont considérablement enrichies. Liszt s’installe à Paris en 1823 et bénéficie du soutien du facteur Sébastien Erard ; Friedrich Wilhelm Kalkbrenner (1785-1849), fixé dans la capitale en 1824, est associé à Camille Pleyel ; Frédéric Chopin (1810-1849) fait son apparition en 1831. Tous ces interprètes jouent ensemble, participent à des concerts collectifs où se succèdent diverses formations, donnent des récitals (formule inaugurée par Liszt), rivalisent dans de véritables duels musicaux (Liszt et Thalberg).
L’exécution du répertoire virtuose demandant une plus grande vélocité, de nombreux inventeurs, assimilant l’acquisition d’une technique de jeu à un entraînement sportif, mettent au point des appareils destinés à amplifier les possibilités digitales des pianistes. Le chirogymnaste de Casimir Martin (1842) a pour but d’agrandir l’étendue de la main et d’obtenir une force égale à chaque doigt. L’assouplisseur de doigt (1846) de Levacher d’Urclé permet aussi d’accomplir des exercices musculaires.
Signe de richesse et expression de modernité, le piano orne les intérieurs bourgeois. Il fait partie intégrante de l’éducation de toute jeune fille de bonne famille. La pratique du piano par des amateurs se développe, grâce à la démocratisation des prix de vente et de location de l’instrument. Les cours de piano se multiplient. Le nombre de professeurs triple en trente ans. Méthodes, études, sonates, fantaisies, marches, valses, transcriptions pour piano fleurissent.
La presse musicale prolifère à partir de 1830 et témoigne d’une vie artistique parisienne intense. Plusieurs revues sont consacrées au piano (Le Pianiste, 1833-1835 ; Piano-revue. Journal mensuel du pianiste, 1876-1877 ; Piano-soleil . Grand journal musical hebdomadaire, 1884-1909 ; Le Petit piano, 1895-1902).
Sonates et Interludes pour piano
Concert enregistré à la Cité de la musique le 29 octobre 2006
John Cage, Sébastien Vichard, piano préparé
Le XXe siècle est une époque de bouleversements techniques et de ruptures esthétiques qui voit apparaître de nouveaux langages musicaux (atonalitéSystème d’écriture qui ne se conforme pas aux règles de l’harmonie tonale et donc à la suprématie de certaines fonctions (tonique, dominante...) dans l’élaboration du discours musical., dodécaphonisme)Méthode de composition musicale fondée sur l’organisation systématique, selon un ordre déterminé par le compositeur (série), des douze sons de l’échelle chromatique tempérée. et remettre en question la grammaire harmonique (tonalité) établie depuis plusieurs siècles.
Pour le piano, c’est un véritable défi à relever car l’instrument à clavier a été pendant deux siècles le « socle de la tonalité ». C’est précisément lui qui va offrir aux musiciens le moyen de s’émanciper, de développer toutes les possiblités offertes par l’atonalité. Lorsqu’Arnold Schönberg (1874-1951) compose en 1909 les trois Klavierstücke op.11, il bouleverse des années d’habitudes pianistiques et ouvre la voie vers une autre harmonisation.
Dans cette période mouvante, l’ordre sonore est lui-même controversé (musique concrète, électronique, électro-acoustique), les esthétiques se succèdent, coexistent, se mêlent.
Maurice Ravel (1875-1937) utilise les formes anciennes d’écriture pour le clavecin (Le tombeau de Couperin, 1917) ou rend hommage à Mozart en y mêlant des accents de jazz dans son Concerto en sol (1931).
Igor Stravinski (1882-1971, Sonate, 1924), Bela Bartok (1881-1945, Suite op. 14, 1914), pour ne citer qu’eux, composent des pièces dans lesquelles ils explorent la composante percussive du piano.
Georges Cloëtens invente en 1919 un système additionnel au piano à queue, permettant de reproduire le son de cymbalum et le jeu de luth du clavecin, très riche en harmoniques, qu’il nomme « luthéal ».
Maurice Ravel utilise cet instrument dans deux de ces compositions, Tzigane (1924) et L’enfant et les sortilèges (1920-1925). Le compositeur propose pour remplacer le piano luthéal, de jouer sur un piano droit dans lequel on aurait placé des feuilles de papier entre les marteaux et les cordes.
Quelques années plus tard, l’invention du « piano préparé » de John Cage (1912-1992) rappelle d’une certaine manière ce procédé. À partir de 1938, le compositeur américain « prépare », son piano à l’aide de différents objets et matières disposés de manière à modifier la résonance des cordes. Les propriétés acoustiques de l’instrument sont transformées. De même s’accroît la variété de sons imprévisibles.
Ces quelques exemples illustrent l’intérêt toujours renouvelé dont témoignent les compositeurs et les interprètes pour le piano, même s’il n’est plus l’instrument-roi comme au XIXe siècle.
Son timbre a tendance à se standardiser en suivant la normalisation de l’acoustique des salles de concert.
Les facteurs n’ont de cesse également d’adapter l’instrument aux nouvelles technologies (électrification, synthèse du son, numérisation…). Le piano continue à être l’un des instruments les plus pratiqués dans les écoles de musique.